SWITZERLAND
En redescendant du Jura je croise une fontaine. Je remplis ma gourde et la bois aussitôt. Elle glisse dans mes tubes sans que je la sente ou plutôt elle fait instantanément partie de moi, aussi naturellement que respirer. Je la bois, je la bois et ne suis jamais rassasié. Puis je remonte sur mon engin.

Le lac Leman n’est pas loin avec la sensation d’une immense fraîcheur translucide, au loin, toujours les montagnes enneigées. L’excitation monte à chaque rencontre avec ces monstres.
Le ciel s’est ouvert et n’a plus de limite, c’est bleu. Alors je roule, mon itinéraire n’est pas fou, beaucoup de routes, beaucoup de bagnoles. Il y a des pistes cyclables, c’est bleu. Alors c’est certain que ce type de météo est bien plus confortable, tout est sec, c’est facile le matin pour décamper, mais quand il n’y a plus de plafond ça m’empêche de penser, la journée j’ai besoin d’un toit entre la surface et le cosmos. Il va sans dire que par contre la nuit, le firmament resplendit. Il y a moins d’étoiles que dans les Pyrénées je trouve, mais peut être que le sommeil se présente trop tôt sous le tarp. D’ailleurs il est où le sommeil quand on est réveillé ? Est ce que comme la nuit, il passe de l’autre côté ?

Herr Giger
Je me dirige vers Gruyère et rectifie l’itinéraire pour prendre de la hauteur.
De la neige mais étant parti au lever du soleil, la croûte est bien dure, le vélo navigue suspendu sur cette eau figée. J’évite les traces de pas en suivant les bords de la piste. Le frottement crée ce son sec de céréales soufflées qu’on écrabouille. Le reste est silencieux. Le col est recouvert, je grimpe encore sur une bosse et dévale cette forme atténuée qui crépite. Je découvre une nouvelle passion, rouler sur la neige dure !

L’après-midi la croûte a fondu et je pousse le vélo même en descente.
Depuis les hauteurs, une forteresse se dresse, surplombant la vallée depuis son petit éperon rocheux, Gruyère. C’est toujours émouvant de passer de l’autre coté, gravir une montagne et voir ce qu’il se passe, de l’autre coté.


Le bourg est très bien conservé, médiéval, fleuri, avec cette impression poussiéreuse des villages de caractère, figés dans leur caricature.
Je rentre au Giger Bar et commande une bière, c’est la première fois que j’entends de la musique métal dans un ossuaire, par contre c’est le même public.

LAUTERBRUNNEN
La suisse si parfaite défile devant mes yeux. On croirait un décor de théâtre, chaque construction, chaque pierre est soigneusement disposée. Les bons matériaux, le respect de l’eau, de la nature, pourtant tout ceci m’angoisse pour une raison que j’ignore. Je remets en question mon idéal.

Une maison attire mon attention, d’abord à cause de sculptures en métal rouillé, puis de la végétation qui la recouvre du sol au toit. Je prends une photo et une voix m’interpelle.
« Vous voulez visiter mon jardin ? C’est mon mari qui sculpte tout ça, vous allez voir on laisse pousser la végétation à sa guise. »
Ce jardin est singulier, désordonné mais certainement pas à l’abandon. Ils se sont créés un petit îlot.
Là où j’apprécie les architectures rurales, comme la rectitude des murs de pierres en Aveyron ou en Catalogne, transparaît, il me semble, une dureté d’existence. Le charme des voûtes en pierre, les appentis et bas côtés, tout un monde pour s’abriter du froid et de l’humidité.
Dans ces reliefs, le plat est prisé et l’arbre fabrique le cocon. On expose les outils d’autrefois, le bois est découpé en formes géométriques régulières, pour orner les piliers, les toits, puis des roues sont fixées sur la façade et scellent la sédentarité. Parfois le chalet est décoré de peintures aux motifs floraux et une typographie germanique est inscrite sur le linteau.
À proximité des lacs s’installent des habitations plus bourgeoises.
Est-ce cet artisanat dont s’inspirait William Morris en fondant le mouvement Art and Craft ?
En tout cas c’est J.R.R. Tolkien qui me guide vers la vallée de Lauterbrunnen. Il aurait pratiquer la montagne dans les environs et on retrouve sa signature dans deux registres de refuges locaux.
Je m’apprête à monter vers l’un d’eux.

CAMOUFLAGE
Si je souhaite randonner, il va falloir cacher le vélo, l’idée de laisser traîner mes affaires m’inquiète.
La vallée de Lauterbrunnen s’ouvre entre deux falaises de plusieurs centaines de mètres et au loin se détachent des monts recouverts où l’on observe les strates bleues claires des glaciers. C’est immense ! Des pics à 4000 mètres ceinturent la vallée.
Certaines pâtures n’accueillent pas encore d’usagers, les clôtures ne sont pas fermées. C’est la transition, bientôt chaque brin d’herbe sera brouté, chaque chemin sera piétiné, et les hôtels d’altitudes seront garnis.
Je me glisse à travers un champ et fonds dans la forêt. Sous la falaise, le chaos rocheux recèle de cachettes, l’une d’elles m’attire. Un amas de branches tressées, des feuilles mortes saupoudrées et voilà que la monture est camouflée.

Je descends et zut ! Des marcheurs font leur casse croûte en contrebas. M’ont-ils vu ? Attendent-ils mon départ pour subtiliser mon tas ? Une lente paranoïa prend possession de mon esprit, je me glisse dans la forêt pour ne pas être vu, je rode les alentours et observe leurs gestes, ils me voient, je les vois, pars me cacher et retourne au vélo. Le jeu balourd durera deux heures, le temps que de simples randonneurs finissent leur pause repas légèrement troublés par un diable agité qui depuis la forêt les épie.
Le comble sera qu’en ces lieux un panneau touristique indique qu’un revenant parcourt la nuit, inlassablement, les limites de ses clôtures.
Fatigué par le diable qui occupe mon esprit je remets le projet d’explorer au lendemain.


Je trouve une autre cachette plus isolée et pars serein, sac sur le dos, pour rejoindre les hauteurs.
A partir des refuges commencent la haute montagne, celle où un barda spécifique est nécessaire, piolet, corde, crampons, et c’est peut-être à partir d’ici qu’est née l’épopée du Col du Caradhras ?
Évidemment le refuge en question ne m’évoque rien, si ce n’est des fantasmes, et comme souvent, le moyen de parvenir au but est plus mémorable. Ce fond de la vallée offre tout de même un vertige isolé au cœur d’un océan de pics enneigés. Et si le dessous sonnait creux ?
Enchaîner le vélo après une randonnée est un peu rude, et je me dirige vers un col à 1940 mètres. Ce sera tout enneigé, il faudra pousser le vélo, et je serai content.

Je roule et roule pour rejoindre l’Autriche. Je me parle beaucoup et fais parfois taire certains personnages embarrassants. Pour cette aventure j’ai surtout pensé au physique, savoir si mécaniquement je tiendrai le coup et pour le mental je pensais qu’il s’agissait juste de volonté. Pas tout à fait, il va falloir apprendre à vivre avec moi même, nourrir cette solitude afin de la transformer en concret. Je chante souvent, parfois de la merde, il faut l’accepter.
La suisse a été très accueillante et mes bivouacs n’ont jamais été dérangés.
La mutation a démarré, la peau neuve se forme et le soleil dicte son rythme. La machine est rodée et suis impatient de connaître ce que me réserve les routes de l’abstraction.
Fin du chapitre.

