NOSTALGIE BRUTAL
En septembre 2010, je débarque à l’improviste chez Johanna et Brüno, des amis des festivals d’autoédition, qui habitent à Belgrade.
Johanna est française, je l’ai croisée la première fois à Angoulême, et Brüno, son copain, est croate.
Au milieu du mois d’octobre en cette année 2010 va avoir lieu la gay pride et j’en entends parler dès mon arrivée car 5 ans auparavant, cet événement avait déjà été organisé et ça s’était mal passé. Les hooligans se battaient avec les pédés et la police avait laissé faire, commentant l’action.
5 semaines après mon arrivée, un matin, nous sortons dans la rue avec Johanna pour nous rendre à l’événement.
Depuis quelques jours, on m’avait conseillé de ne plus parler anglais dans la rue et des effusions de violences étaient visible tard le soir. Une tension s’était invitée avec l’écho que, 11 ans auparavant, l’Otan avait jeté des bombes sur Belgrade et sa population.

Nous rejoignons une place où un cordon de policiers nous demandent nos papiers d’identité. Après vérification on passe, rentrant dans le piège.
On joint la foule et on repère des amis. Je ne comprends pas les conversations et suis plutôt calme.
Le programme est simple, rassemblement et discours dans un parc, déambulation dans la rue et fête dans un lieu fermé.
A l’époque la Serbie voulait rentrer dans l’Europe et le bon déroulement de la manifestation se voulait être un argument d’ouverture. Un député européen prend la parole et se fait huer puis nous commençons la parade. Nous progressons dans les rues vidées. En passant devant une église orthodoxe, des religieux protestent et hurlent des prières.
Il y a de la musique et j’essaye de m’amuser. Johanna comprend le serbe et m’explique la situation. Nous sommes 1000 manifestants pour le droit aux homosexuels de disposer librement de leurs corps, 5000 flics nous ceinturent et 6000 ultra-réactionnaires venus de tous les pays environnants se sont donnés rendez-vous à Belgrade.
Leur but, pénétrer le cercle de protection pour rentrer en contact, ils sont venus pour l’action.
Ponctuellement Johanna me relate leur fait d’armes, destruction du centre ville, caillassage de bus, et même, vandalisme dans un hôpital.
On arrive à la fête.

La fête ne dure pas et on va se faire conduire en camion de flics à l’extérieur de la ville, je fais un peu la gueule à cette idée mais Joh est là pour gérer et me répond sèchement qu’on a guère le choix.
On rentre dans le camion sans fenêtre et à un moment sur le parcours, on sent que la tôle se fait caillasser.
On nous laisse à proximité d’un commissariat non loin de l’appartement de Johanna et Brü.
On dit au revoir à nos compagnons de trajet et nous marchons sur le trottoir. Une voiture nous suis au pas et Joh me dit «les mecs dans la caisse, ils parlent de nous». Les policiers nous appellent et demandent de revenir vers eux. On obéit. Comme le cercle de protection tardait à être rompu et que le manège d’exfiltration était capté, certains hooligans décident d’attendre les manifestants à la sortie des commissariats.
On était très proches de se faire massacrer mais on finit par rentrer sans égratignures. La sensation de la violence, elle, restera imprimée.

15 ans plus tard je ne reconnais plus Belgrade. Les bords du Danube ont été débarrassés des nombreuses péniches qui accueillaient les concerts, les expos et les endroits plus ou moins obscurs pour s’amuser tandis que sur l’autre rive ont poussé de curieux champignons.
Une dizaine de tours en verre éructent désormais du sol laissant penser à Dubaï. Une nostalgie m’envahit en pensant aux tours brutalistes de l’époque socialiste, ce qu’on appelle les blocks. Je circule à vélo dans Novi Beograd parmi ces géants à l’idéal fané.
Aujourd’hui c’est l’ultra-libéralisme qui provoque les cieux, en propageant des galeries commerciales à l’infini, ainsi que la jeunesse qui ne veut plus de ce modèle comptant sur les plus riches, sans faire société.
La population bloque, rejette, invente, et toute cette énergie est contrée par la violence policière et médiatique. Le régime crée grossièrement ses contres manifestants, plante un campement factice devant les lieux de pouvoir et diffuse en continue ses contre-vérités.
Il aurait été cohérent de boucler la boucle en accompagnant Johanna dans les rues de Belgrade et de Zemun pour observer tout ça.
Seulement j’ai voulu courir alors que ça m’était déconseillé et me suis à nouveau écrasé le ménisque.

C’est chez le kiné que je vais me confronter à la réalité du moment, en étant soigné par un praticien anti-blocage.
On appelle les contre manifestants les « ćaci », qui n’est pas correct mais qui se réfère à un graffiti «retournez à l’école» où le mot «école» était mal orthographié. Il est plutôt drôle qu’un supporter du régime ne sache pas écrire ce mot.
Mon praticien qui est plus jeune et qui doit toucher un bon salaire ne se sent pas concerné par le mouvement des étudiants qui «pompent». (POMPAJ)
Un discours individualiste m’est servi alors que les électrodes me contractent les muscles automatiquement. Il quitte l’espace un peu essoufflé.

Je fais une longue pause à Belgrade et profite du confort de la maison de Joh et Brü pour dessiner et publier un zine, une première transmission.
