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ÖSTERREICH

Le décor défile, se transforme lentement, les sensations transpercent.
Je suis dans le Tyrol, et les descriptions des chalets semblent identiques à la Suisse. Parfois plus exubérant et parfois si maniéré dans le foisonnement des détails qu’une lassitude m’envahit. Tout de même, l’Autriche c’est bien foutu. Il y a des fresques murales, sur enduit plat ou sur crépis, et un vrai artisanat de la sculpture sur bois.

Ces sculptures ornent les façades, souvent bibliques, mais on y retrouve aussi des éléments de la forêt, des animaux.
Les villages que je traverse possèdent pour la plupart un atelier de sculpture où on expose des « Jésus » en vitrine tandis que le fond dévoile des masques terrifiants pour la fête de Krampus. Cette fête se situe autour de la saint Nicholas, ses origines dites païennes n’en racontent pas plus. Comme toutes les croyances digérées par le catholicisme, elles évoquent le mal, cependant la puissance des symboles qu’elles dégagent laisse imaginer bien plus.

INNSBRUCK
Je descends l’Inn le long des berges qui mènent à la ville. Sa couleur est bleue craie comme souvent lorsque les eaux de neiges se mélangent.
Puis je parcours le vieux centre. Depuis Lucerne qui marque à mon goût l’entrée dans le monde germanique, il y a ce style de grandes bâtisses pastel où les contours des ouvertures sont peintes. Ici les motifs et représentations figuratives sont également en bas-relief, c’est chic.
Une roche pourpre très étonnante maçonne les vieux bâtiments. Cette roche sédimentaire faite de galets grossièrement soudés entre eux est parfaitement découpée, angles et chanfrein. Et tout cette matière brute contraste avec les enduits lisses et clairs tartinés sur les façades.

Je pénètre dans une cathédrale où se passe une messe. Tout est recouvert de fresques, bas-reliefs et sculptures. Il y a des marbres aussi et ce flamboiement de représentations parfaites rappellent que le Tyrol rejoint aussi l’Italie. L’influence est présente.
C’est le roman de Marguerite Yourcenar qui me mène à Innsbruck car son personnage principale, Zénon, un alchimiste, y est pourchassé par une inquisition incendiaire.
Je sors époustouflé par l’artisanat qui compose ces édifices religieux et imagine l’impression que procurait ces inventions, sorte de blockbusters de l’époque, sur la population du bas moyen-âge.
Mais je ne peux m’empêcher de penser que ce déploiement d’artifices avait une raison et que cette raison visait à imposer une vision cloisonnée de la spiritualité. «Une technologie pour les dominer tous !», qui pourrait se transposer aujourd’hui à nos réseaux sociaux qui nous dictent l’ultra libéralisme.
On peut continuer la fantasque métaphore et comparer l’internet 2.0 et le syncrétisme catholique. Un monde infini est proposé, attire, et lorsque toutes et tous adhèrent, la dépendance impose ses règles cloisonnées et payantes.
Cependant les parcs de la ville célèbrent le végétal, l’arbre semble aussi vénéré.

BIVOUACS
Tous les jours j’ai bivouac !
Pendant les itinérances d’une semaine, chaque bivouac est une fête ! Désormais les gestes de la fabrication du camp sont quotidiens. On pourrait croire qu’une lassitude s’invite, c’est tout l’inverse qui se produit. Le bivouac se déploie, puis une pièce sonore improvisée se joue tous les soirs. Pendant l’heure dorée tout le peuple des cimes participe au bruyant chant du bout du jour, comme pour saluer le soleil invaincu.
Les chevreuils balourds aboient et ne dérangent nullement les flûtistes.
Puis vient l’entracte avant la relève des chouettes. Elles ne jouent que dans l’obscurité.
Enfin à l’aube ça recommence !
Ce matin là, j’avais décidé de faire la grâce matinée, le ballet s’était déroulé sans accroche et c’est alors que j’ai surpris une conférence de corbeaux.
D’abord, il est courant que leur chant grave retentisse après les festivités matinales. Mais cette fois, une dizaine d’entre eux s’étaient rassemblés, croassant à tour de rôle. Une fois le groupe constitué, ils ont proférés des sons que je n’avais jamais entendus, à tel point que j’ai cru reconnaître des voix par moment. Étant en train de somnoler, je ne sais combien de temps le conseil dura.

Ma maladresse d’humain a voulu confirmer ce que je croyais entendre, et, bruyant de mon pas lourd et du froissement de mes vêtements synthétiques, je les ai dérangés et n’ai pu assister qu’à leur disparition…

DIE UNTERSBERG
Je retrouve Philipp à Salzbourg, pose le vélo dans un endroit sûr puis nous partons vers la face nord en remontant une rivière. Une forêt la borde et la frondaison apporte une fraîcheur qui protège d’un soleil déjà bien puissant.
Die Untersberg est une montagne particulière, pleine de cavités, regorgeant d’eau et de légendes. Philipp guide et me raconte toutes ces histoires.
Un empereur vivrait au cœur de cette montagne, peuplée de petits êtres et d’elfes, attendant que les corbeaux cessent de voler autour de l’Untersberg pour ressurgir. Il est dit qu’en cas de disparition des corvidés, la fin du monde pourrait commencer.

Nous sortons de la forêt, arrivons dans l’univers minéral, le pic rocheux qui se dresse est parsemé de trous. Des chamois siestent tranquillement sur une pierre pendant que le petit broute et gigote autour. Il est étonnant d’assister à cette scène.
Derrière une arrête, un sentier longe la face et mène à un trou. Philipp me suggère de passer en premier. J’entends des voix en m’approchant, et lorsque j’arrive près de l’ouverture, une puissante vague de froid m’envahit, et ce que j’avais pris pour des voix sont deux chocards qui gardent l’entrée en bavardant. La légende disait vrai, les corvidés tiennent le seuil !
Nous enfilons frontale et doudoune avant de pénétrer le trou glacé. Des escaliers en bois permettent de descendre cette cavité immense, l’entrée qui reste en contact avec la lumière est recouverte de mousses et le fond, 200 mètres plus bas, est tapi de glace.
Il m’explique que les bourgeois de la ville venait y patiner en été il y a 200 ans et que pour rendre l’affaire rentable l’entrée a été agrandie. Le climat particulier qui conservait cette glace a été perturbé et la glace a fondu.

En sortant nous nous posons la question «et si les siècles avaient défilés pendant notre intrusion, comme dans les contes ! »

Nous ne comptons pas redescendre tout de suite, la question reste en suspens.
Le bivouac se ferra dans la montagne dans une des cavités de la falaise, l’endroit reste secret.

Nous parcourons la montagne pleine de trous comme le Queyras, et tombons sur un ancien campement où se dressent des poteaux sculptés à l’effigie d’animaux, ponctués de runes. Ici semblait se dérouler les assemblées des « Tings », regroupant des adorateurs de la nature. Les « Tings » étaient des conseils où se réunissaient et s’organisaient divers membres d’un clan, de tradition nordique et germanique.

Il est étonnant de voir ceci apparaître de nos jours. On apprendra qu’un homme aux cheveux longs et blancs, coiffé d’un chapeau, sillonne cette montagne, sculpte des troncs morts et préside les Tings.

SOUS LE TARP
Il pleut depuis deux jours avec de petits intervalles de vent sec.
Le soir, les sons permettent de reconnaître les nocturnes, un manège s’agite lorsque nous sombrons dans le sommeil.
Il en est de même avec la pluie, un monde silencieux, rampant et visqueux sort de ses cachettes lorsque feuilles et brins luisent et gouttent.
Je sors uriner et rentre m’abriter avec la lumière rouge de la frontale. Une forme gigote près de mon matelas, je passe en lumière blanche. Un long tube se contracte et disparaît dans un trou. Il y en a d’autres, j’observe en rouge. Des lombrics explorent la surface et engloutissent de petits morceaux de végétaux, et si je passe en blanc, ils recrachent et se réfugient dans le noir. Une familiarité se crée, n’étant pas si éloigné d’eux lorsque je me glisse dans le couchage, à la différence qu’au niveau de mes pieds ne se trouve pas de trou.

Le silpoly, polyester siliconé, de format 3 mètres par 3 mètres, ne laisse rien passer et seul le sol s’imbibe par capillarité. Le tarp a été cousu en 2021 par le maître culottier lors de l’ultime rencontre des reines et rois des royaumes inconnus.

Je me souviens encore des messages inscrits dans la couture au feutre argenté. Depuis il est devenu ma seconde peau. Un triangle d’appoint vient compléter l’ouverture lors des fortes pluies, et le vélo s’y glisse ainsi dessous.

Le Danube apparaît et livre instantanément la sensation de l’Est, une teinte grisée recouvre le ciel, et des couleurs pastel signifient un soleil. Toute cette eau va me guider.
Cela me fait drôle de quitter les Alpes, les prochaines montagnes seront différentes, une partie des Carpates, puis le Caucase, Inch’Allah.

Ce chapitre se clôt non pas par des inquiétudes au niveau mental mais plutôt du côté physique. Mes matinées qui étaient très lentes en Suisse à cause du froid, le sont désormais avec la fatigue.
Je dois m’organiser pour décider les jours où je ne vais pas rouler, et le faire avant d’être sans énergie. Pour l’alimentation je vais manger plus de produits frais quand l’occasion se présente.
Je me découvre et c’est un réel plaisir de penser tous les jours au dessin.

Ps : cette traversée autrichienne n’aurait pas été aussi riche sans Philipp, qui m’a permis de poser pied à terre et de pénétrer au cœur d’un folklore bien vivant.