ZONES FRONTALIÈRES

Je retrouve la solitude et emprunte des sentiers qui bordent l’aéroport. En traversant les abords d’une zone militaire je croise une faune active qui ne s’inquiète pas des sons de mitraille !
Le lièvre, animal chéri, disparaît dans les fourrés et court en courbe dans les champs nus.
Un serpent me surprend et déclenche une alarme. Je lève les jambes, il lève la tête. Je roule à côté et m’interroge sur cette réaction disproportionnée. Le serpent est fascinant.
Dans une forêt avant Salzburg, je prenais le temps un matin, immobile, voyant écureuil et divers insectes froissant les feuilles sèches. Puis ce bruissement fut joué en continue, une chose rampait à mes côtés, l’alerte fut lancée, vipère, j’observais rapidement comment échapper sans me blesser. Et précaution prise, j’assistais à la grâce de ce mouvement qui depuis le bipède paraît insensé.

Alors que je traverse une voie ferrée, encore un lièvre, nous nous observons du coin de l’œil, je présente un danger mais ce chemin de fer pourrait m’avaler. À cet instant, je mesure sa grandeur et ce regard, perçant.
Lors du Bivouac Noir, ultime rencontre des reines et rois des royaumes inconnus, je dormais sous le tarp pendant trois mois dans une forêt de la Haute Loire.
Un matin, à une dizaine de mètres, un bruit me réveille, je tords le cou par curiosité et mon regard croise celui du lièvre. Cet instant, je le sais, s’effacera si je cligne, alors la rétine sèche, dans la position du tire-bouchon, je profite. Ses oreilles disproportionnées, son corps anguleux et musclé, dessiné par un pelage qui se confond avec la terre, et ce regard, perçant. Je ne tiens plus, je cligne. A l’ouverture la forme a disparu et s’est dissipée dans mon esprit.

Souvent confondu avec le lapin, son mode de vie est pourtant bien différent. Solitaire ou en couple, bivouaquant et non en terrier, la route est aussi son ennemi. Mais contrairement au lapin qui se fait percuter, c’est le découpage de son territoire qui l’empêche de se développer.
Le lièvre est un animal qui à travers les légendes, occupe tous les continents. Celle de la mythologie irlandaise me plaît le plus, associée aux Aos Si, personnages surnaturels peuplant les forêts.
Je traverse des champs d’éoliennes, par centaines, parfois marécageux, des peupliers et des saules blancs bordent le chemin. Un héron s’envole avec ses palmes d’abord relâchées puis raides en position de vol. Deux traits qui le suivent et dessinent sa vitesse.
Quand soudain se dresse une reine qui me coupe la route d’une course puissante et silencieuse, la biche est présente.
Je suis en émoi et lève les bras vers le ciel,
oh pétard… j’arrive à rouler sans les mains !

Il n’y a toujours pas de frontière marquée. Ayant dépensé mes dernières pièces d’euros en Autriche, je cherche un bureau pour échanger un gros billet. En Hongrie on paie en florin.
Je n’ai pas prévu de rester très longtemps en Hongrie mais il y a sur la carte une ruine qui attire mon attention. Pour y parvenir je quitte les éoliennes et grimpe sur un plateau, pas très haut, 300 mètres, mais qui offre tout de même une vue très ouverte. D’un côté les champs et les éoliennes au loin et devant moi une forêt qui recouvre tous les creux et bosses. J’aime imaginer une Europe primitive recouverte entièrement de forêts.
Je rentre à l’intérieur du Keleti-Bakony, c’est un beau dimanche ensoleillé et les familles se retrouvent ici pour manger et se tremper les pieds.
Je bivouaque.

Le lendemain l’espace sonore est occupé seulement par les oiseaux. Il s’agit d’arbres exploités, des coupes rases surgissent par petites parcelles mais dans l’ensemble la gestion semble plus durable qu’en France. C’est une impression.
Au sommet de cette zone, des pâturages ponctués de cabanes de chasse ouvrent la vue, une chaleur pèse sur cette petite hauteur.
Depuis le versant sud je rentre à nouveau parmi les troncs, de vieux troncs sur lesquels le temps a signé son passage, des arbres que les bipèdes ont bien voulu laisser en paix.
Je suis ému de parcourir cette forêt ancienne. Le chemin est hyper kiffant, et je suis tiraillé entre rouler lentement pour apprécier et me laisser emporter par ces courbes et racines.
J’arrive à la ruine, c’est un vieux château du XIVe siècle qui borde un côté d’une petite gorge, sûrement un passage stratégique, il fut.
En haut de la falaise se dresse un mur très épais. Il ne reste de cet édifice que la pierre et des vides tracent l’ancienne charpente. Des faucons crécerelles* m’accueillent, ils sortent de ces trous, huissant à travers le ciel, les nuages sont gris.

*merci Flo pour la reco !

Le ciel est sombre, le plafond est bas et les oiseaux ne dépassent pas les cimes. Je me dis c’est beau ces nuages bien dessinés, très épais et contrastés, un effet moltoné dans lequel on voudrait tomber pour y rebondir mais il ne va pas pleuvoir, ils l´ont dit à la météo?!
Des gouttes, grosses, qui mouillent en quelques secondes, vite ! Au vélo !

EN DIRECTION DE LA FRONTIÈRE
Je dors, je remballe, je file, tout va pour le mieux. Pour éviter la fatigue, je mesure mes distances entre les bivouacs, je bois toutes les 20 minutes.
Une halte dans un camping m’a rafraîchi mais il commence à faire chaud, la sueur se mélange à la poussière et détail qui ne m’inquiète pas trop au début, je me gratte.
Pourtant le soir ça me démange encore plus, je suis à côté de Baja, je décide de me savonner dans le Danube, je m’enfonce dans la vase jusqu’en haut du mollet et me lave bien partout sans conviction.
Au matin j’ai les yeux gonflés et je me suis gratté un bon moment avant de dormir. J’ai tellement de piqûres de puces que j’en ai la nausée. Je dois passer ma première vraie frontière et je me sens comme une valise oubliée dans une gare.
J’angoisse en me souvenant de la première fois où je suis rentré en Serbie. J’étais dans un camion, il y a 15 ans, avec des groupes de musique, on était jeunes, bêtes et punks.
Les douaniers nous avaient sorti le grand jeu, accueillis avec leur fusil de guerre, nous accusant de rentrer sur le territoire pour vendre des amplis et des guitares.
Une frontière comme l’écrit Claude Marthaler, c’est un jeu de patience. Cette fois là on avait un peu attendu et on leur avait un peu filé du fric.
Je dois me rafraîchir, un point d’eau un peu discret et lavage à l’eau claire et fraîche.
La route est hyper monotone sur 20 kms, mes derniers en Hongrie. Mon ventre se serre, je fais un exercice de respiration, passe près d’un essaim en formation, d’une longue couleuvre qui se chauffe sur l’asphalte, ok je me détends un peu, j’y suis.

Je passe le poste hongrois, le contrôle du pays sortant c’est toujours facile. Je vois les barbelés et me dit voilà le fameux no man’s land entre les pays, je m’y dirige puis un serbe souriant m’interpelle, « merde je lui ai passé d’vant ! » Le poste serbe était collé à celui de la Hongrie.

Ahah c’était tellement simple, je rigole de mes angoisses et éclate de rire sur mes premiers mètres à deux roues en Serbie.
Une excitation monte et cette fois les bons souvenirs me submergent, Johanna, Brüno, Novo Doba, Matrijaršija